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Fragments d’une vie Queer

Rencontre avec Bochra Triki, Féministe, Queer et pluridisciplinaire

Par Haithem Haouel

 

 

Si on lui demande de se présenter, Bochra Triki ne sait pas quoi répondre. Elle esquisse un sourire, semble chercher et reste à l’affût des définitions qu’on lui lance. «Je suis féministe, Queer, c’est une partie de mon identité que j’essaye de traiter de manière pluridisciplinaire ». Affirme-t-elle. Une belle mais brève présentation qui réduit considérablement un parcours atypique et une décennie de la vingtaine consacrée à la cause Queer et féministe en Tunisie. « Boch » est trentenaire et son vécu riche parle pour elle…

Prémices d’un militantisme Queer et féministe

Au détour d’une ruelle, nous l’avons rencontrée. Assoiffés d’échanges, nous trouvons refuge, finalement, dans un pub à Tunis. Ce Tunis, lieu de vie et théâtre de tous les rebondissements sociopolitiques, possède une vocation fédératrice aux yeux de Bochra, elle qui a toujours cherché à rassembler, créer des instants de vie, favoriser les rencontres, unifier autour d’un événement artistique ou d’une action.

« J’aime créer des moments, des rassemblements et expérimenter. L’échange est crucial : toute ma pensée s’est construite à travers mes rencontres. C’est immensément important pour moi. ».

Places, rues ou avenues racontent des moments qui font son parcours de jeune activiste en devenir et de militante affirmée. Un centre-ville qu’elle arpente depuis son adolescence et qu’elle continue à exploiter jusqu’à nos jours, au gré de ses actions d’« Artiviste ».

Ce lien indéfectible qui la lie à Tunis s’est soudé tôt, depuis 2006, période durant laquelle elle a intuitivement commencé à tisser des liens avec des groupes Féministes et Queer. Rencontres diverses faites au gré des hasards, centres d’intérêts communs et passions partagées dessinaient déjà une existence communautaire, distinguée. «Quelques années avant la révolution, j’ai commencé à fréquenter les cercles Queer. À ce moment-là, être Queer n’était pas un acte politisé. On était des individus qui pensaient pendant longtemps être seuls, qui se sont reconnus et regroupés. Ça allait aussi de pair avec le monde de la fête. On se créait des espaces temps pour être nous. On existait tout.es spontanément, en étant visibles partout où on allait et on ne se cachait pas. On se sentait intouchables ensemble. » Bochra dit de cette époque -à postériori- qu’exister ainsi était déjà une manière de s’affirmer, une forme « d’activisme ».

Et puis, survient la révolution …

La « Boch » fait partie de cette génération de l’entre- deux : celle qui a connu la Tunisie d’avant et d’après la révolution de 2011, ce soulèvement du peuple qui ébranle des vies, change leur trajectoire et bouleverse la sienne.

Comme une onde de choc, cette révolution a eu un impact conséquent sur la vie estudiantine en Tunisie, spécialement à Tunis. Des groupes se créent, des initiatives voient le jour, l’esprit engagé et militant plane dans l’enceinte des universités mais également dans la rue. La jeunesse tunisienne est rêveuse et optimiste. Une nouvelle ère avait commencé avec son lot d’espoir.

 Une fois étudiante à l’ENS (Ecole Normale Supérieure de Tunis), elle assiste à la création d’une dynamique d’échange entre étudiant.es, s’interroge sur la non-normativité et s’intéresse à des problématiques sociales. Elle s’en souvient : « Janvier 2011 était pour moi un tournant énorme, comme pour beaucoup. Avant cet événement fatidique, les perspectives étaient extrêmement réduites. En tant que jeunes étudiant.es, nos plans de carrière, nos envies, nos objectifs étaient limités, voire d’emblée tracés. Et d’un coup, on pouvait pousser les limites, se surpasser, créer et agir librement. ».  Ce besoin d’être réactive sans forcément appartenir à un mouvement ou à un courant bien défini était devenu pressant.

Bochra entame une carrière d’universitaire, et continue d’être sur tous les fronts : Engagements civils, droits humains, liberté d’expression. Et compte tenu de son appartenance à un univers alternatif et artistique, sa soif d’impacter et d’agir était décuplée. « C’était important pour moi de m’exprimer aussi à travers l’art. Ça me tient à cœur de traiter des droits humains, du féminisme Queer, en m’inspirant d’un livre, à travers un film, ou via une action culturelle, artistique ou un évènement ». Agir intelligemment et d’une manière indirecte, c’est détourner un vécu, des aspects, toujours à travers l’art. S’y consacrer entièrement était devenu une conviction au point où elle met un terme à sa carrière entamée de professeure universitaire, spécialiste en lettres modernes, pour se consacrer entièrement à l’activisme, et répond à l’appel de « Chouf », étape cruciale de son parcours.

Un tournant majeur

Exister et agir en communauté a pris tout son sens pour elle en 2015, en assistant à la création de « Chouftouhonna », premier festival féministe tunisien, organisé par « Chouf ».

Créée en 2013, l’organisation LBT et féministe tunisienne militait pour les droits corporels et individuels des personnes s’identifiant en tant que « Femme ». Uni.es et soudé.es autour des mêmes principes et valeurs à défendre, des membres de « Chouf » organisaient leurs actions, évènements et initiatives autour du féminisme Queer. « Chouf avait, à ses débuts, déjà organisé le premier « IDAHOT » en Tunisie dans les locaux de l’ATFD. Un évènement d’envergure qui l’a rapproché de « l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates » -Pionnière de la lutte féministe en Tunisie- en créant un dialogue intergénérationnel entre féministes.

« Au tout début, et avec des moyens modestes, on tenait à faire bouger les lignes, à faire avancer les choses. ». Commente-t-elle. Avec la naissance de « Chouftouhonna », « Chouf » s’est consolidé : Bochra Triki travaillait sur le festival et participait à la création de projets pendant l’année.

 Tout se faisait au fur à mesure : Les actions de « Chouf » attiraient des personnes de la communauté, rassemblées autour d’une pensée politique, désireuses d’agir à travers l’art. « Pour moi, c’était parfait. C’était une occasion pour donner du sens à ce que j’avais toujours souhaité faire. Il ne s’agissait plus de moi, en tant qu’individu, mais d’une cause : d’une intimité qu’on politise en groupe. C’était la première fois que j‘avais envie d’appartenir à « une force ».déclare-elle. Elle est désignée co-présidente du collectif et participe activement à l’organisation des 4 éditions du festival.

Avec du recul, la militante se rappelle de « Chouf » comme n’ayant pas une structure classique, carrée. Les portes de ce collectif étaient en effet grandement ouvertes à tout.es personnes qui se sentaient concernées. L’organisme, qui n’a cessé de muter de 2013 à 2018, a produit des oeuvres artistiques, organisé des expositions, des plaidoyers, a fourni un soutien juridique et psychologique à des personnes Queer, migrant.es, demandeur.es d’Asile, et a garanti l’hébergement de personnes queers en situation précaire.  « Ce qui était davantage visible, c’était le festival « Chouftouhonna », vitrine accessible à tout le monde. Quant aux actions qu’on faisait en temps normal, elles étaient plus destinées à la communauté.». Mais cette force vive, qu’était « Chouf », n’a pas tardé à s’essouffler.

Quand sonne le glas …

«Chouf » ne résiste pas au temps et s’épuise, doucement mais surement. La 4ème édition de « Chouftouhonna » s’est maintenue, malgré les difficultés. Nostalgique, légèrement amère, mais reconnaissante à ce que cet univers a fait pour elle, Bochra Triki évoque cette période avec beaucoup de lucidité, mentionnant au passage l’impact psychologique difficile qu’a eu l’arrêt de l’expérience Chouf sur elle et sur d’autres membres.

Pourtant, 5 ans après sa fin, elle dira qu’il n’y a pas eu une cause unique à l’arrêt de cette aventure, et souligne une accumulation de problèmes liés à la mauvaise gestion d’une structure pensée horizontalement, sans la maîtrise des codes qui vont avec. « Chouf » avait fonctionné sur une base de volontariat pendant des années jusqu’à 6 mois avant son explosion. La transformation du collectif en prémisse de structure organisée et salariale a radicalement atteint les dynamiques internes, et a remis en cause l’essence même du collectif, ses objectifs, sa mission principale. Rester éthique, séparer le personnel de la vision du collectif, ce n’était pas aisé.

Le personnel s’est en effet mêlé à la tourmente, Bochra ne le nie pas « L’aspect personnel entre totalement dans « Chouf ». Je ne renie absolument pas cela : le personnel et le travail engagé dans un collectif comme le nôtre ne peuvent que se mélanger. Nos luttes et nos rassemblements queers et féministes sont intrinsèquement liés à nos intimités. Nous nous sommes retrouvées dans une bulle génératrice d’histoires personnelles, parfois douloureuses, souvent courageuses, liées à nos amours dans leurs multiples formes, qu’on partage et expérimente.Un collectif engagé dans ce genre de lutte existe par et pour les relations personnelles.  Sinon ça lui fait perdre son sens premier. ».

Ce même intime a pourtant joué un rôle important dans la dégringolade du collectif. Le noyau n’avait pas les outils ou les moyens nécessaires pour mieux gérer les crises. « Si nous étions plus expérimentées, nous aurions peut-être fait les choses différemment. L’âge a beaucoup joué aussi.  Le nôtre et celui de nos luttes. On n’avait pas l’apprentissage nécessaire à l’époque pour mieux gérer le personnel et les volets défaillants qui ont eu raison de cette fin.». Souligne-elle.

Si un collectif comme « Chouf » devait se créer de nos jours, Bochra privilégierait désormais la maîtrise de l’horizontalité dans un collectif. « Une horizontalité qui a ses codes, ses manières d’être appliquées pour rester viable et fidèle à sa propre éthique, qui déconstruirait les schémas classiques de fonctionnement tout en étant assez solide pour résister aux difficultés.».

Elle espère l’émergence de structures plus solides élaborées autour de causes humaines. « Avoir une pensée politique construite et s’aventurer dans l’autofinancement sont importants également. », préconise l’activiste.

La militante est reconnaissante à « Chouf : « C’est un collectif qui m’a construit.  C’était immensément dur de le voir disparaître. C’est rassurant de voir de nos jours d’autres collectifs surgir, prendre le relais. il.lles peuvent faire mieux et ne pas reproduire nos erreurs. Je suis là pour les soutenir et les encourager ». Elle prône une continuité différente de ce que « Chouf » a fait, mais précise : « Je n’accepte pas qu’on nous efface. Je ne comprends pas pourquoi ça se fait. Les personnes qui sont passées par « Chouf » ou « Chouftouhonna » gardent toujours les connexions précieuses qu’elles ont créées auparavant, il.lles ont laissé une trace et se sont forgées en passant par ce collectif. Un jour, j’espère qu’il y aura un réel travail de documentation autour de cette expérience. On n’a pas archivé ou documenté convenablement. Nous étions dans l’action, occupées à agir ».

La société civile tunisienne, post 2011 était florissante, dense : Associations, collectifs, ONG, émergeaient et entretenaient de nombreuses luttes. Cet éveil était considérable et c’est dans cet « écosystème » que « Chouf » a perduré sur 5 ans. Le poids et l’impact d’une société civile aussi effervescente sont incontestables : Bochra Triki le confirme … néanmoins avec un léger regret. « Je regrette une étape que la société civile post 2011 aurait dû vivre : c’est celle d’agir sans moyens, spontanément, sur terrain. C’est d’exister en collectifs, groupes, sans financement, à l’état brut. On n’a pas eu le temps de vivre ainsi. Après 2011, nous sommes passés de rien à une multitude de fonds accessibles, tout le monde s’est rué dessus. On s’est retrouvé à suivre les lignes de financeurs et bailleurs qui n’ont pas forcément les mêmes codes ou valeurs que nous. D’autres critères ont surgi, d’autres façons de faire aussi … Et dans cette tourmente, tout.es essayaient de s’adapter, tant bien que mal et suivre le courant. ». L’essence même de certaines luttes nobles se sont ainsi diluées.

A l’heure du « Burn out » post révolutionnaire

De nos jours, 12 ans après le déclenchement de la révolution, le militantisme stagne. Un « Burn Out » collectif se fait sentir au rang de militant.es, des citoyen.nes, des politicien.nes. La fougue a cédé la place à une lassitude, une fatigue.  Bochra Triki commente cet état des lieux figé, en veille, depuis 2019. Elle le constate, oui, mais toujours avec une note d’espoir : « La société civile stagne faute de transmission. Une transmission toujours possible à entretenir. Après tout, nous-mêmes, on était déconnecté de la génération qui nous précédait. La nouvelle génération est immensément puissante, mais aussi très déconnectée, peut-être par choix. Une génération qui préfère un fonctionnement plus anarchiste, ce qui n’est pas de refus. ».Commente-t-elle en guise de conclusion. La militante fait ainsi référence à des structures et institutions existantes normées dont le modèle de fonctionnement est archaïque et une classe politique inexistante qui s’est perdue à force d’avoir changé. Quant à la cause Queer et féministe, elle restera intrinsèque à sa pensée et indissociable à ses actions futures.  

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